Vers ce que m’a raconté le vieux gymnase
J’aime à marcher le long du Glan, sur la promenade Charles de Gaulle. Ce sont mes quais de la Seine à moi. Spécialement quand il fait mauvais, pluie et vent, tourbillons de feuilles mortes ou de flocons de neige, ou encore la nuit, même si je sais que, dans ce cas, la porte du parc de la Panse sera fermée.
Tout au long de ma balade, mon imagination me présente les bâtiments, aujourd’hui disparus, qui étaient la vie et la richesse de la ville aux trente usines. Je ne sais pas si vous avez déjà été visiter des sites historiques, aménagés avec toutes les nouvelles possibilités qu’offre la technologie d’aujourd’hui. Vous tenez une tablette magique à hauteur des yeux, devant les vestiges d’un mur de rempart ou d’une tour, et l’image qui se forme sur l’écran est celle du mur ou de la tour telle qu’ils apparaissaient avant que le bâtiment ne soit ruiné. On appelle cela la réalité augmentée. Ainsi, vous avez à votre disposition tout un monde virtuel où vous pouvez remonter le temps et voir à quoi ressemblaient tous ces monuments quand ils étaient debout.
Il m’est arrivé d’utiliser de telles tablettes, mais, quand je n’en ai pas, c’est mon imagination qui les remplace. C’est ainsi que je commence mon voyage depuis la vieille église, sans doute l’édifice le plus vénérable de Seloncourt, celui qui a vu la petite ville alors qu’elle n’était qu’un bourg s’étendant de part et d’autre du ruisseau de la Combe de Thulay. Tout d’abord, je descends les marches du coteau. À ma gauche, je retrouve le Cheval Blanc à la place de l’école ménagère, et un peu plus haut une petite maison que j’ai connue comme asile de tous les chats du coin. Ils étaient nourris par Mademoiselle Baertschy qui, pour cela, descendait tous les
jours de la rue Cuvier. Il n’y a plus là qu’un petit carré en pente couvert d’herbe.
En face, je salue en pensée Pierre Rérat, qui doit certainement dormir
à une heure pareille. À moins qu’il ne soit en Chine ou au Canada. Un instant, l’image de la vieille ferme qui se trouvait là jadis se superpose à la grosse maison Peugeot. Et j’arrive devant la fontaine.
Ah la fontaine… du moins l’ancienne fontaine, celle que l’on voit sur une très vieille carte postale, dont Nello Coulon a fait une belle gravure. Mais même la nouvelle version de cette fontaine me renvoie à une image dans ma mémoire, celle de René Peugeot avec sa charrette pleine de bonbonnes en plastique. Il venait les remplir de la bonne eau fraîche du ruisseau de la Combe,
les matins d’été, à six heures, afin d’en arroser son jardin. René et ses deux cents tulipes, qui formaient au printemps un somptueux tapis devant le 10 rue du Bannot……
René qui ne pouvait pas mourir autrement que pendant l’une de ses courses matinales, renversé par une voiture, à presque quatre-‐vingt-‐dix ans…
Il y a deux siècles, donc, un petit ruisseau coulait à l’air libre, du fond de la Combe de Thulay jusqu’au Glan, passant au milieu de ce qui allait devenir la rue Viette. En pensée, je fais un petit bateau à voile que j’y pose avec précaution, et je marche à côté en le regardant voguer jusqu’au rond-point. Au confluent, je regarde à droite les quelques mètres carrés de groise qui sont tout ce qui subsiste du vieux gymnase. Naguère, en 2008, je vous avais conté son histoire, à peine romancée. Et aujourd’hui, je ressens beaucoup de tristesse que ce bâtiment modeste, mais si riche de mémoire, a été, sans procès, condamné à disparaître.
Tout comme l’aile droite de l’ancien couvent qui abritait, il y a peu d’années, la Société d’Histoire Naturelle, et auparavant la Maison pour Tous. La cour de l’école semblait l’un de ces châteaux de jadis, bordée à gauche et à droite par deux corps de bâtiments séculaires, presque symétriques. Oui, une cour de château, même si l’école était plus récente… c’est l’image qui me reste, et qui vous reste, sans doute. Plus encore à vous qu’à moi, car, pour ceux et celles d’entre vous qui sont nés à Seloncourt, c’était la vue qu’ils avaient depuis leur enfance…
Je me dirige maintenant vers la salle polyvalente. Son vaste pignon
atteste que ce fut jadis la fonderie. Au moins, celle-‐ci a été sauvée. Mes yeux continuent à me présenter des images du passé, comme les mirages à un voyageur perdu dans le désert. Au lieu d’oasis fraîches et accueillantes, où coulent des ruisseaux pour les explorateurs assoiffés, je vois un petit train, de vieilles maisons, puis d’autres encore plus vieilles, des gens dans les rues qui passent sans me voir, ouvriers de jadis ou même la fille du pasteur, celle qui inventa le diairi. Oui, je sais, je vous ai déjà conté tout cela. Et puis….
Une nuit d’octobre 2015, le 2, pour être précis, alors que tout le monde était endormi et que le boulanger n’était pas encore réveillé, me voici approchant de la fonderie, d’un pas de voleur d’instants et d’images, profitant de tout le décor comme si c’était à moi. À moi le Glan, la promenade sur sa rive, à moi la nuit et le passé de la petite ville. Arrivé devant la salle polyvalente, alors que je tentais d’effacer, en pensée, le sas de sa nouvelle entrée, que j’y rallumais un cubilot imaginaire prêt à cracher une gerbe d’étoiles filantes, je vis soudain deux silhouettes qui sortaient. Allons, ce n’est pas possible, à cette heure-‐ci. J’ai trop lâché la bride à mon imagination. Je vais finir par ne plus savoir où et quand je vis pour de vrai.
Le couple venait vers moi, bras dessus bras dessous, un rien solennel, comme pour ouvrir un bal. L’homme était vêtu en Bouebe et la femme en Diaichotte. Avant qu’ils ne fussent assez près pour que je les dévisage, ils me saluèrent, de façon fort civile. Enfin, je les reconnus. Le Karl et la Touty ! Que faisaient-‐ils dehors à une heure pareille ? Mystère. Après tout, ils n’étaient pas loin de leur nouveau domicile. Après que le Karl m’eut dûment serré la main et que la Touty m’eut fait la bise, ils s’engagèrent tous deux sur la promenade Charles de Gaulle, remontant vers la Panse. Mais ils n’étaient pas seuls.
D’autres couples, sortant un à un de la Fonderie, leur emboîtaient le pas. Heureusement, quelques réverbères éclairaient le chemin, car de gros nuages avaient caché la lune. Un lointain grondement de tonnerre vint confirmer ce qu’avait annoncé la météo, quelques orages, parfois violents, dans l’Est.
Des Alsaciens. Des Berrichons. Des Bretons. Je savais bien que l’exposition avait pour thème les coiffes de nos provinces, mais je
m’attendais à des têtes à chapeau, et j’avais déjà été grandement surpris en découvrant des mannequins vêtus du costume régional. Alors d’où venaient ces figurants costumés ? Quand ils passèrent assez près pour que je les dévisage, je constatai que ce n’étaient pas des Amis du Vieux Seloncourt. Les Amis du Vieux Colmar, peut-‐être ? Ou du Vieux Quimper ? Ma curiosité piquée au vif, j’attendis qu’il n’en sorte plus pour suivre ces mystérieux personnages. Quand étaient-‐ils arrivés ? Où logeaient-‐ils ? Ils ne dormaient quand même pas debout au milieu de la salle polyvalente ! Je n’eus pas le temps de réfléchir à la question.
C’était une sorte de cortège nuptial qui progressait lentement sur le chemin. Nous arrivâmes devant la Stauberie et les couples passèrent sur sa droite, au bord du Glan. Peu à peu, dans l’ombre, se profilait quelque chose qui faisait penser à une étrave de bateau. C’était le pignon ouest de l’ancienne usine Péronne, au mur construit quelque peu en biseau, qui donnait cette impression. Pour parfaire l’illusion, on voyait de l’eau qui coulait à sa base. On entendait la petite cascade, quelques mètres plus haut, vers la grille d’entrée du parc de la Panse. Au pied du bâtiment, de petits remous renvoyaient de temps à autre un éclat de lumière, reflet de la lune et des réverbères. Une étrave, comme si une grande péniche, ou plutôt un petit Titanic, étaient amarrés là, dans la nuit, sur le Glan transformé en grand fleuve ou en quai des brumes d’un port imaginaire.
Sur la gauche, une citrouille de pierre rappelait que nous étions dans la cité des Cossis. Elle me rappelait aussi l’une des dernières réunions où notre ami Edme Campello fut présent.
Ce jour-‐là, il nous avait présenté un projet, celui d’une autre citrouille, bien plus monumentale, destinée à orner le rond-‐point de l’entrée de Seloncourt, côté Audincourt. Notre sculpteur local n’eut pas eu le temps de mettre en œuvre cette idée, mais cultiver les souvenirs est une des raisons d’être de notre association et je ne manque jamais d’adresser une petite pensée à Edme quand je passe par là. Le tombeau des hommes justes, c’est le cœur de leurs amis, je pense qu’il ne m’aurait pas contredit. Il est parti, debout, un pied sur chaque cheval du manège, comme un cavalier de la poste hongroise, à la poursuite des nuages qui filent dans la vallée du Glan.
Mais, pour l’heure, m’approchant comme un fantôme, je découvris que l’on avait installé une passerelle entre la berge et le bateau de pierre. On avait dû également y ouvrir une porte, car, de mémoire, je ne vois que des fenêtres sur ce côté de l’usine Péronne. Et même des fenêtres murées, or, ce soir-‐là, elles ne l’étaient plus !
Au bas de cette passerelle, comme des matelots qui contrôlent les billets de voyageurs à l’embarquement, Karl et Touty accueillaient les couples costumés qui se présentaient un par un. Et l’image me faisait irrésistiblement penser à un autre embarquement où des couples montent dans un bateau : mais oui, l’Arche de Noé !
M’approchant pour en savoir plus, je fus arrêté par Karl qui m’expliqua :
- non, mon ami, pas toi ! Tu n’as pas la tenue exigée. Ce sont les vestiges du passé, que nous voulons préserver.
- Préserver de quoi ?
- Mais du déluge, bien sûr ! me répondit Karl, comme si ça sautait
aux yeux. D’un côté, c’était plutôt flatteur pour moi que Karl ne me considère pas comme un vestige du passé. Encore que le facteur du Bannot soit resté au siècle précédent. D’un autre côté, les questions se pressaient à mes lèvres :
- Mais de quel déluge, Karl ?
- La destruction ! L’oubli ! C’est ça, le déluge !
On entendit soudain une voix impatiente, dans la file qui attendait au pied de la passerelle.
- Dites, vous allez discuter encore longtemps ? On voudrait bien monter, nous.
Je me retournai pour constater que le couple suivant était breton.
Une Bigoudène, ornée d’une coiffe imposante. Et, au lieu d’un paysan en chapeau rond, veste courte et bragou braz, un superbe marin lui tenait le bras, coiffé d’une casquette d’officier. Je me permis de l’interroger :
- Mais, capitaine, comment allez-‐vous faire pour naviguer ? Il n’y
a pas assez d’eau, dans le Glan, votre bateau va racler le fond !
- Ne vous inquiétez pas pour ça, il va y en avoir, de l’eau ! Dans pas longtemps. On est en train de vérifier le moteur et l’hélice.
- Mais vous faites erreur, capitaine ! Ce n’est pas une hélice, c’est la turbine qui alimentait en énergie l’usine Péronne !
- Taisez-‐vous, moussaillon ! Alors, mécano, ça va repartir ?
À ma stupéfaction, je vis un homme vêtu en bleu de chauffe remonter
de la turbine et s’avancer vers moi. Et, devinez, non, vous ne pouvez pas ! le visage de Jean-‐Marie, notre Mac Gyver, apparut peu à peu en pleine lumière. Tonnerre de Brest ! Lui aussi se mettait de la partie. Ce n’était plus la peine de chercher à argumenter. Un autre homme continuait à s’affairer près de la turbine, une grosse burette d’huile à la main. C’était Claude Bridard.
Si tous ces gens étaient convaincus qu’ils embarquaient dans l’Arche de Noé, c’étaient eux qui avaient raison et moi qui avais tort. Point. Une grosse goutte d’eau vint s’écraser sur ma tête.
- Il me faudrait une clé de 17 et que quelqu’un m’éclaire,
demanda Jean-‐Marie. Après ça va repartir.
Je reconnus Roger Scherler, costumé lui aussi en soutier, qui lui apportait obligeamment l’outil demandé tout en brandissant une lampe-tempête. Avec un tel équipage, le bateau avait de bonnes chances de prendre le large, cette fois. Le dernier couple embarqué était de très petite taille, on aurait même pu penser que c’étaient des enfants. Mais, au moment où ils passèrent près d’un lampadaire, je les reconnus non sans quelque surprise : c’étaient, mystérieusement invités à se joindre au cortège ce soir-‐là, Monsieur et Madame Strumele.
Depuis le bord, je contemplais le flanc du vaisseau. Avec toutes ces fenêtres éclairées, il me faisait penser à l’un de ces paquebots croisant de nos jours en Méditerranée et même jusque dans le port de Venise – vous savez, ces mastodontes qui écrasent de leur masse la Place Saint-‐Marc et le Palais des Doges, et dont les remous vont bien finir par desceller les pilotis sur lesquels sont construits les palais.
Sauf que là nous étions entre la Panse et la Stauberie et que le seul plan d’eau était le Glan. À l’intérieur, on voyait s’affairer des stewards en uniforme et, au centre de la grande pièce du premier étage, trônait la montre géante de Jean-‐Louis. Mais c’était visiblement le seul ameublement de l’ancienne usine, les collections de l’Espace Charles Kieffer n’avaient pas encore été transférées. Ce qui laissait un espace assez vaste. Je dirais une salle de bal, comme il en existe d’ailleurs dans les paquebots.
Puis le son d’une vielle me confirma que l’on s’apprêtait à danser. La vielle, l’instrument orchestre, qui évoque immédiatement le passé de nos provinces et les bals campagnards.
Se tenant par le petit doigt, les couples se mirent l’un derrière l’autre et s’enroulèrent dans une sorte de ronde autour de la montre, sautillant en cadence et faisant résonner le sol sous leurs semelles de bois ou leurs sabots. Quelque chose comme une gavotte, à moins que ce ne soit une bourrée, mais je ne saurais l’assurer, étant trop ignorant en matière de danses folkloriques.
(air de danse paysan à l’harmonica)
Un grondement de tonnerre vint m’avertir que l’orage se rapprochait. Quelques lourdes gouttes isolées vinrent flaquer sur le sol sec, répondant aux claquements des sabots. Il n’y avait plus que moi sur la berge, l’air ébahi devant les deux rangées de dix-‐neuf fenêtres éclairées et le bal des danseurs du temps jadis. Derrière moi, la Stauberie offrait l’abri d’un petit débord de toit, à l’extrémité de la salle d’exposition, côté estrade. Instinctivement, je m’y réfugiai, sans perdre de vue l’ancienne usine qui, maintenant, ressemblait tout à fait à un bateau de croisière fluviale. Alors la cheminée se mit à vomir des panaches de fumée blanche et une corne de brume se fit entendre. Et, au milieu des éclairs et du tonnerre qui, cette fois, étaient au-‐dessus de nous, une pluie diluvienne se mit à tomber. Des cordes ! Des hallebardes ! En un rien de temps, de petites cascades se mirent à couler sur les gradins de l’amphithéâtre qui faisait face au quai d’embarquement.
Au bout d’une heure de ce déluge, le Glan et le parc de la Panse ressemblaient aux photos qu’avait faites Yves un jour d’inondation. Moi-même, je songeais sérieusement à évacuer vers le haut, quittant mon abri étroit où j’avais déjà les pieds dans l’eau. Prenant mon courage à deux mains, je me décidai finalement à foncer vers la rue des Acacias en empruntant le petit passage pour piétons qui y menait. La pluie tombée sur le coteau s’y engouffrait, mais heureusement quinze centimètres d’eau, même dévalant la pente comme un petit torrent, ne suffirent pas à m’empêcher de monter. Arrivé plus haut, je pris la rue sur ma gauche pour retourner m’abriter à la Fonderie, qui, je l’espérais, était restée ouverte.
C’était le cas et je m’y réfugiai, quittant mes chaussures et mes chaussettes trempées pour m’asseoir sur une des chaises de la grande salle. Seules les veilleuses des alarmes me donnaient un semblant de lumière, l’électricité avait été coupée. Je finis par m’assoupir, vautré sur ma chaise, les pieds posés sur une autre, en attendant la fin de l’orage.
Puis la lumière revint, me réveillant en sursaut. Un à un, les couples que j’avais vus sur le bateau – pardon, dans l’usine Péronne – rentraient et reprenaient leur place dans la salle d’exposition. Puis ils s’immobilisaient et devenaient des mannequins présentant leur costume régional. Seuls, Karl et
Touty avaient gardé leur vie et leur mobilité. Karl me déclara tristement :
- C’est toi qui avais raison ! Nous sommes restés à quai. Une usine est une usine, pas un paquebot.
- Maintenant, l’eau baisse, me précisa Touty. De toute façon, personne ne voudra jamais nous croire.
- Moi, je vous crois, dis-‐je pour les consoler. J’ai vu les mêmes choses que vous, les fenêtres éclairées, le bal, les mannequins vivants qui dansaient, l’eau qui montait autour de l’usine. Êtes-‐vous sûrs que je ne peux pas raconter notre histoire aux Amis, en la faisant passer pour un simple conte ? Et c’est ce que je viens de faire, ce soir. En espérant de tout mon cœur que je verrai toujours le bateau à quai. Car hélas, dans le vrai monde, quand un monument plein de souvenirs disparaît, c’est pour finir sous les assauts des démolisseurs. S’il vogue encore, c’est désormais sur le fleuve du temps. Et c’est à chaque fois une partie de nous qui s’en va.
C’est bien pour essayer de les sauver que nous sommes là.
(air mélancolique à l’harmonica, « tout qu’y sont toutes ces compagnies d’mineurs », du CD « Renaud cante l’Nord »)