Le vieux Gymnase

retour vers l’arche de Noé

Ce que m’a raconté le vieux gymnase

Je ne sais pas pourquoi je me présente comme un raconteur d‘histoires. Non pas un conteur, qui vous emmène avec lui dans des mondes imaginaires, mais un raconteur d‘histoires, d‘histoires dont on ne sait pas toujours clairement si elles se sont vraiment passées, ou si elles sont le fruit de mon imagination vagabonde. Je vous emmène dans un monde entre chien et loup, comme cette heure de la journée, au crépuscule, où l’on n’est plus le jour, mais pas encore la nuit. C’est de cette façon là que mon monde est entre chien et loup. C’est un monde qui est le nôtre, sans l’être vraiment.

J’ai besoin d’un endroit, d’une vieille maison, d’un ruisseau, parfois d’une personne dont la vie a été longue, pour m’aider à mettre en place ce monde entre chien et loup. Voilà une autre raison pour que je ne puisse pas vraiment être qualifié de conteur : ce sont ce ruisseau, ces vieilles pierres, cette vieille dame ou ce vieux monsieur, qui me racontent leur histoire. Quand ce sont des personnes, il n’y a qu’à les écouter, et c’est facile pour moi parce que je les aime bien. Quand ce sont des endroits, des maisons, une grotte ou une source, c’est un peu plus difficile. Leur voix n’est pas toujours très audible. Il faut que je les aide, en me renseignant moi-même comme le ferait un petit historien à quatre sous, que je m’aide, de vieilles cartes postales, de vieux extraits de cadastre, de vieux documents qui ne sont pas toujours à portée de mes mains de fouineur du dimanche. Mais, souvent, j’y arrive quand même, assez pour faire revivre, le temps d’une petite histoire, des lieux que l’on pensait muets et tombés à jamais dans l’oubli. Il me manque des détails, certes, mais quand on lit l’histoire d’Henriette de Wurtemberg, devenue la Tante Arie, est-il très grave de ne pas connaître la couleur de ses yeux, la date de sa naissance, ou les noms de ses précepteurs ? Tante Arie nous parle quand même, et à travers elle tout un petit peuple du passé, dans le pays de Montbéliard. De même, si je peux ce soir faire parler quelques vieilles pierres, vous me pardonnerez, j’en suis sûr, de ne pas être aussi documenté que l’inventaire des monuments historiques…

Les vieilles pierres dont il est question ce soir, elles sont tout près d’ici, et ne sont aucunement en ruines. D’ailleurs, elles ne sont pas très vieilles, 120 ans, peutêtre, difficile de savoir exactement. Des milliers de fois, oh, oui, des milliers, je suis passé à côté d’un bâtiment, sans le voir, et, surtout, sans l’écouter raconter son histoire. Et il en va de même pour vous tous, et sur une période de temps plus longue encore. Ce bâtiment, c’est le gymnase de la Patriote, au bord du Gland, et, jadis, à côté de l’endroit où s’y jetait le ruisseau de la Combe de Thulay. C’est un bâtiment pour moi plein de charme, au pignon ouest couvert de lierre. Sa façade sud surplombe la petite rivière, et, depuis le pont, la vue renvoie quelque peu à toutes ces villes traversées par des cours d’eau, et qui se sont parées du nom de « la Venise de ceci » ou « la petite Venise de celà ». Pour ma part, j’en connais une bonne dizaine, de petites Venises, mais il y en a évidemment beaucoup plus. De ce pont, la vue est charmante, en effet, avec la Patriote, puis le préau de l’école Louise Michel, puis cette école elle-même, sur la gauche, et ce qui était sans doute une vieille ferme, à droite.

Tout comme certaines personnes, pourtant connues, utiles, appréciées, sont parfois sans papiers, ce vieux bâtiment semble sans origine précise. Du moins, nul registre ne semble avoir recueilli sa date de construction, ou même le nom du donateur qui nous l’a légué. Était-ce un industriel seloncourtois ? Dans ce cas, sans doute, une plaque nous le préciserait. Ce serait donc un bâtiment construit par la commune, à peu près à la même époque que l’école Louise Michel, c’est-à-dire 1885. L’école Louise Michel, oui, l’école de filles.

Je suis entré, presque clandestinement, après qu’un employé de la Mairie m’a prêté les clés. Les murs avaient été repeints, assez récemment sans doute, et j’ai cherché en vain la poutre apparente, sur laquelle des anneaux permettaient de faire coulisser un rideau ou des décors. Car, avant d’être uniquement un gymnase, le petit bâtiment était une salle des fêtes.

Mais il est assez vraisemblable qu’il a servi tout de suite à faire de la gymnastique, car, à peu d’années près, la date de sa construction coïncide avec la création de la société La Patriote. Cette société, si l’on en croit un panneau qui figure d’ailleurs dans notre exposition, succédait à l’Espérance, fondée en 1874. Là, les choses se perdent un peu dans les brumes, parce que l’Espérance est aussi la société de gymnastique d’Audincourt, fondée, elle, en 1888. La genèse de ces sociétés n’est pas connue avec précision, car les dévoués animateurs n’ont souvent pas cru bon d’en conserver toutes les archives. Et pourquoi l’auraient-ils fait ? Leur principale préoccupation n’était pas de fournir du grain à moudre à des historiens sérieux, comme la société d’émulation, ou pas sérieux, comme moi. Leur principale préoccupation était de reprendre l’Alsace et la Lorraine. Il suffit de noter que ces sociétés ont été fondées dans les années qui ont suivi la défaite de 1870, et de passer en revue leurs noms, la Patriote, la Jeanne d’Arc, la Gauloise, la Française, pour s’en convaincre.

Les militaires attendaient que ces sociétés leur fournissent de jeunes hommes vigoureux, courageux à l’effort, disciplinés et patriotes. Ils l’affirmaient clairement. Tous ces jeunes gens, défilant au pas, derrière un drapeau, au son d’une clique qui jouait une musique martiale, c’étaient les futurs bataillons de la revanche sur la Prusse. Et il n’y avait aucune équivoque là-dessus.

Accessoirement, bien sûr, il y eut des bénévoles motivés par le désir d’occuper la jeunesse, de la détourner des débits de boisson, de lui offrir des sorties et des rencontres avec des jeunes gens d’autres régions. Plus rares, certains ont voulu inculquer des valeurs morales, comme la loyauté, le respect de l’adversaire, le goût du dépassement de soi, et même la beauté des gestes et des athlètes. Mais ces dernières valeurs étaient plutôt le fait des gens aisés, qui avaient le loisir de s’intéresser à ces choses. Pour le petit peuple, la discipline, et d’abord celle d’arriver à l’heure et d’obéir au moniteur, la résistance à la fatigue, la force et l’adresse, tout ce qui peut préparer de bons soldats, voilà ce qui importait, et jusque dans les bataillons scolaires où l’on portait alors l’uniforme à l’âge des jeux de billes… Il est vrai que, nous le savons grâce à Louis Pergaud, il n’est pas besoin d’un officier comme le commandant Cuvier pour former un bataillon de Longevernes et l’envoyer en découdre avec le bataillon des Velrans… Les hommes ont, semble-t-il, la guerre dans le sang. Mais je m’égare, revenons à notre salle de la Patriote.

J’aurais dû garder la clé pour m’y introduire la nuit, car c’est à ce moment que les fantômes deviennent bavards. Il va falloir me concentrer davantage pour parler avec eux. Concentrez-vous avec moi, je vous en prie…. Voilà. Nous y sommes.

Nous sommes en 1888, un soir d’hiver. Il fait froid, mais pas assez pour décourager les jeunes gymnastes. Du moins, pas assez pour fournir une excuse valable à leur absence, sauf bien sûr s’ils habitent trop loin et qu’il y avait un mètre de neige. Le moniteur, un homme grisonnant, moustachu, affecté d’une légère claudication suite à une blessure, a allumé le poële à bois, avant de balayer grossièrement le sol. Un adolescent entre et se hâte de refermer la porte, puis, après avoir salué le responsable, court déposer le morceau de bois qu’il a apporté pour le feu.

– Tu es toujours le premier, Jules. C’est bien, dit l’homme sans tendresse excessive dans la voix. Aide-moi à sortir le matériel.

Le matériel ferait pitié à un club de notre époque. Des bâtons pour les mouvements et des rudiments d’escrime, deux gueuses de fonte, offertes par une fonderie du pays, pour les costauds, et un cheval d’arçon plus que rustique qu’il faut franchir en cachant son appréhension, pour montrer qu’on est un homme.

Jules avait 14 ans. Son prénom indiquait le respect porté par ses parents à la République, qu’on appelait ces années-là la République des Jules, Jules Favre, Jules Simon, Jules Grévy, et surtout Jules Ferry, dont personne ici n’ignore le nom illustre. Mais le nom de famille de notre jeune gymnaste sentait beaucoup moins la Marseillaise et le drapeau tricolore, fort injustement, d’ailleurs. Jules se nommait Hackenschmidt, nom qui renvoyait automatiquement, dans l’inconscient populaire, aux casques à pointe. Et quoi que fasse le porteur de ce nom. Alfred Hackenschmidt était ce que l’on appelle un optant, un citoyen d’Alsace qui avait choisi d’émigrer en France après la défaite et l’annexion. Son frère Julius était mort au combat dans les rangs de l’armée française, lui-même avait été blessé, mais rien n’y faisait : pour beaucoup de Seloncourtois, il ne serait jamais qu’un boche, et jusqu’au restant de ses jours. Le petit Jules, prénommé ainsi en mémoire de son oncle, n’échappait pas à ce péché originel. Seuls les gens cultivés, le maître d’école, le pasteur, le patron, montraient qu’ils avaient adopté la famille optante comme française à part entière, et ne manquaient jamais une occasion de faire la morale à ceux qui ne les avaient pas adoptés. Ce qui, naturellement, ne faisait qu’aggraver les choses.

La salle était prête, maintenant. Sur le mur figurait à la place d’honneur la devise des sociétés de gymnastique : Patrie, Courage, Moralité. Le moniteur, dans la position « repos » des soldats sur une cour d’honneur, mains croisées dans le dos, jambes écartées, accueillait la jeunesse sportive. À ses côtés se trouvait Jules qui, pour se donner une contenance, avait copié l’attitude de son mentor. Celui-ci, d’un geste du menton, l’envoya rejoindre ses camarades.

Une fois tous les gymnastes arrivés, le moniteur les fit aligner devant lui, et ils entonnèrent une Marseillaise pleine de conviction. Puis commencèrent les exercices : saut de cheval, barre fixe, mouvements d’ensemble avec les bâtons, et enfin répétition pour la pyramide. À neuf heures du soir, le moniteur les fit à nouveau aligner, après qu’ils eurent rangé le matériel, pour chanter « le chant du départ ». 

Jules était le meilleur dans tous les exercices. Non pas que ce fut un lèchebottes, mais il ne rêvait qu’une chose : devenir soldat, et mourir pour la France.

Sautons cinq ans, pour nous retrouver en 1893, le 17 décembre. La Patriote organise une grande fête, et, cette fois-ci, nous en avons une trace très précise. Vous n’avez qu’à regarder l’affiche qui figure sur l’un des panneaux montés près de nous.

Le bâtiment s’est aggrandi d’une annexe, qui servira de prison, puis de local pour les pompiers, du côté de la rue Viette. Elle figure sur une photo ancienne que vous pouvez voir sur l’album Seloncourt en cartes postales. Elle a ensuite été démolie.

 Pour la peine, la salle de la Patriote est utilisée en tant que salle des fêtes. C’est un peu l’équivalent de la salle polyvalente où nous sommes ce soir. On y est à l’abri de la pluie, même si ce n’est pas très adapté à la prestation de la fanfare, qui assourdit sans doute les spectateurs dans un lieu clos. Je ne vais pas vous dérouler le programme, bien complet, de cette manifestation : vous pouvez le lire dans cette exposition. Mais sachez qu’il y en a vraiment pour tous les goûts, et que cela passe des morceaux de musique aux saynètes (on dirait maintenant des sketches), de la boxe aux barres parallèles, de la danse aux mouvements d’ensemble. On peut ainsi constater que bien du matériel a été acquis pendant ces cinq ans, suite à des dons principalement. Mais le clou du spectacle, si pourtant il ne le clôture pas, c’est la pyramide humaine. Elle met en valeur la vigueur, le courage, la coordination, la puissance d’une équipe. Elle symbolise de façon parfaite la volonté d’atteindre, collectivement, un but qui hante le pays tout entier : la revanche sur l’Allemagne.

Secondant le moniteur qui n’est plus tout jeune, nous retrouvons Jules, devenu un grand costaud, et qui s’apprête à rejoindre l’École normale militaire de gymnastique de Joinville, que nous connaissons sous le nom de bataillon de Joinville. Il n’y a pas de guerre à l’horizon, mais Jules est fin prêt, et se donne pour mission de préparer des générations de bons et vaillants petits soldats en leur enseignant la gymnastique. De nos jours, ce mot désigne un sport bien précis, bien défini, mais, à l’époque, on l’employait dans le sens général d’éducation physique. Et cela pouvait aussi bien concerner l’escrime, la boxe, la course à pied,  même la natation, que les exercices aux agrès.

Mais, sur les eaux du fleuve du temps, il n’y a pas que ces reflets belliqueux et revanchards qui se laissent entrevoir. Il y a aussi des fêtes et des voyages, ainsi qu’en témoignent les affiches et les trophées exposés à côté de vous. Et quels voyages,  pour de petits provinciaux qui auraient eu, sans cela, que le service militaire pour connaître d’autres horizons que Seloncourt… Alger en 1896, Nice en 1901, mais aussi Nancy, Arras, Angers, Rouen, Lyon. Certes, ce n’était pas tout l’effectif qui se déplaçait, mais quelles images merveilleuses restaient gravées dans la mémoire des gymnastes les plus méritants…

En 1908 fut créée une seconde société de gymnastique, la Jeanne d’Arc, jumelle, sinon rivale de la Patriote.  La Jeanne d’Arc, outre la connotation religieuse de son nom, de son encadrement, présentait la particularité d’accueillir aussi les jeunes filles. Et certains ont peut-être encore en mémoire les rassemblements et les concours, qui, s’ils restaient à l’évidence chastes et sages comme il se devait, permettaient toutefois d’entrevoir, le temps d’un défilé, les beautés du village voisin. Ces deux sociétés n’apportaient donc pas seulement hygiène de vie, force, vigueur et discipline aux jeunes gens, elle leur apportaient aussi, incontestablement, une ouverture sur le monde qui leur serait resté inconnue sans cela.

Jules reviendra plus tard à Seloncourt, s’y mariera, avec une demoiselle Edwige Graber, et en aura un fils, François, en 1900. François Hackenschmidt sera élevé dans le même esprit patriotique, que son père Jules l’avait été. Les moqueries sur la consonnance germanique de son nom deviendront de plus en plus rares, jusqu’à presque disparaître, sauf dans la bouche de certains rustres les soirs où ils ont bu un coup de trop, après la paye.

Retrouvons donc notre gymnase en 1914, un soir du mois d’août.

Jules exulte : c’est la mobilisation. La fleur au fusil, presque toute la jeunesse de France, presque toute, se prépare à reconquérir l’honneur, et les territoires, perdus 43 ans auparavant. Alfred Hackenschmidt n’est plus de ce monde, pour  vivre ce grand jour auquel il a tant rêvé. Son fils Jules n’a plus l’âge de monter au front, mais part quand même pour instruire les jeunes recrues, à l’arrière. François n’a pas encore l’âge de prendre les armes, d’autant plus que la guerre ne va durer, c’est promis, que quelques semaines. Jules, qui a 40 ans, droit comme un I, moustache martiale, tempes grises, prononce avec émotion quelques mots pour ses jeunes gymnastes qui vont reconquérir les régions annexées. Puis, tous alignés impeccablement, ils entonnent le Chant du Départ avant de se quitter, peut-être pour toujours.

Et je vous propose une récréation, pendant que ces pauvres jeunes gens partent vers un enfer dont ils n’ont pas idée.

L’armistice survint, comme nous le savons tous, 4 ans et plus de neuf millions de morts plus tard. Sur la plaque commémorative fixée au mur du gymnase, on peut lire les noms de dix jeunes gens de la Patriote qui y ont laissé leur vie. On n’a pas inscrit les noms des mutilés et des invalides. Le drapeau français flottait à nouveau sur l’Alsace et la Lorraine, mais nous savons tous également que ce n’était pas la der des der qui venait de s’achever. 

Jules Hackenschmidt y avait perdu son fils François. Perdu, c’est-à-dire que son corps ne fut jamais retrouvé. Pourquoi son nom ne figure-t-il pas sur la plaque commémorative du gymnase, je ne sais pas. Son père Jules, averti que son fils venait d’être blessé, avait obtenu une permission pour aller le voir à l’hôpital de campagne, avant qu’il ne fut évacué dans un centre plus grand, à l’arrière. Mais, traversant une cuvette du paysage défoncé, il se trouva gazé, alors qu’il était presque arrivé à destination. Ensuite, un obus tomba sur l’hôpital de campagne, et on ne retrouva jamais le corps de François.

Jules mit plusieurs semaines à expirer, et se trouva compagnon de chambre d’un autre père orphelin de son enfant. Il put trouver la force d’échanger quelques phrases hachées, et lui conta comment il avait passé sa vie à espérer et préparer cette guerre. Il lui fit promettre de reprendre sa mission, enseigner la gymnastique et les bons principes à la jeunesse, dans la petite ville où il avait vécu. Et son compagnon de détresse accepta.

Ce compagnon était Emile Emonnot, qui venait de perdre son fils prénommé également Emile, dont le nom figure, lui, sur la fameuse plaque de marbre de la Patriote. Et c’est ainsi qu’Emile Emonnot devint le moniteur de la société de gymnastique. Laissons passer quelques années, et nous le retrouvons un soir, préparant la salle pour l’entraînement des jeunes gymnastes. Nous sommes en 1939.

Ce soir-là aussi, un enfant est arrivé avant les autres. Il a 10 ans, et se prénomme Gilbert. Peut-être même est-il parmi nous, et je suis certain qu’il y est au moins en pensée. Émile Emonnot, par ailleurs garde-champêtre de Seloncourt, se prépare à balayer le sol. Pour ne pas soulever de poussière, il l’arrose à l’aide d’une boîte métallique, dont le fond forme un entonnoir, et avec le filet d’eau qui coule, il dessine des huit. Puis il balaie, pendant que le petit Gilbert dépose dans le gros poële le morceau de bois qu’il a apporté avec lui. Non, la guerre de 14 n’avait pas été la der des der, et, cette fois-ci, il n’y avait pas que l’Alsace et la Lorraine qui étaient occupées.

Certes, il y avait eu de belles années, de beaux moments, de belles fêtes, entre les deux guerres.  De grands moments d’espoir, aussi, avec le Front Populaire. Et puis tout cela avait été balayé comme la poussière du gymnase, par les Stukas et les blindés de l’ennemi héréditaire. Du moins, c’est ainsi que l’on nommait notre grand voisin d’Europe. Ce n’était même plus une revanche à prendre, même plus des territoires à reconquérir, c’était une petite flamme qu’on ne devait pas laisser éteindre, que s’employait à entretenir Emile Emonnot. Et, en douce, pour que les troupes d’occupations n’entendent pas, il faisait répéter la Marseillaise aux enfants de la Patriote. Et il leur enseignait aussi la boxe. Française, bien sûr.

S’il n’y avait plus de grands déplacements, de grands rassemblements de gymnastes dans d’autres régions et même d’autres pays, il y avait encore de petites fêtes, qui n’ont pas été effacées des mémoires. En été, tous les jeunes gens allaient pique-niquer dans un champ, à Roches-lès-Blamont. On allait en chantant, à pied, bien sûr, mais madame Poëte, la bouchère, prêtait sa petite charrette tirée par un âne. Et, ce qui était certainement un luxe pour l’époque, on mangeait du saucisson. Gilbert n’a pas oublié ces moments de bonheur simple.

Enfin, la guerre prit fin, le pays fut libéré, la vie reprit. Sauf pour les quatre gymnastes de la Patriote dont les noms s’étaient ajoutés à la plaque de marbre de la salle. La Jeanne d’Arc aussi avait eu son content de tués, la Grande Faucheuse ne fait pas de jaloux.

Et puis, tout doucement, la société la Patriote perdit de son rayonnement. Pour quelles raisons, je ne suis pas assez bon historien pour vous le dire. Est-ce que le patriotisme, précisément, devint au fil des ans de plus en plus tiède, maintenant que la paix semblait définitive avec le grand voisin germanique ? Est-ce que les jeunes gens se sentirent plus attirés par la Jeanne d’Arc, qui accueillait filles et garçons, qui disposait d’une fanfare, qui était née avec la Cécilia ? Est-ce que d’autres sports, et, en tout premier, le foot, devancèrent peu à peu, dans les distractions populaires, la gymnastique ? Je ne sais pas.

En 1968, un autre de nos amis, Jean-Louis, était moniteur, et dut renoncer à emmener ses élèves à un concours, car, sur 18 inscrits, il n’étaient que 5 à vouloir participer, alors qu’il en fallait 9. Jean-Louis prenait la suite de son maître d’apprentissage en gymnastique, que vous connaissez aussi, puisqu’il s’agit de Pierre Huguenin, le costaud qui alignait des « plongées » aux barres parallèles pour se faire les bras et les pectoraux. Et puis la Patriote s’éteignit tout doucement. Elle vécut encore quelques années, en pointillés, et, même si elle accueillait aussi maintenant des filles, le côté martial de la discipline qui y règnait en écarta progressivement la jeunesse, qui ne comprenait plus à quoi ça correspondait. Ce n’était pas manque de dévouement de la part des animateurs, mais il y a des modes qui passent. Moi qui vous parle, j’ai animé deux clubs d’haltérophilie, à Blamont et à Hérimoncourt. L’haltérophilie, avec des petits bonshommes vêtus de grenouillères, ça s’appelle en réalité un léotard, qui soulèvent un poids au dessus de leur tête et le laissent tomber au signal de l’arbitre. Tout le monde confond aujourd’hui avec les culturistes à gros bras, mais ce n’est pas du tout le même sport. J’ai entraîné des dizaines de jeunes, je les ai emmenés en compétition dans toute la Franche Comté, parfois avec deux équipes de 4. Et, petit à petit, dans les années 90, le club s’est désertifié. Il ne venait plus qu’un ou deux adolescents qui me saluaient à peine, ne m’écoutaient même pas et voulaient juste ressembler à Schwarzenegger. Plus quelques adultes sympas qui espéraient faire fondre un peu leur brioche. Les mouvements que j’aimais à enseigner, comme on enseigne un art, comme, sans doute, Gilbert Geney enseignait les soleils à la barre fixe ou les sauts de main, plus personne, plus aucun jeune, ne voulait se donner le mal de les apprendre. C’est comme cela que j’ai appris que les sociétés de gymnastiques, les clubs d’haltérophilie, et toutes les associations, sont des êtres vivants qui vivent, et, parfois, meurent. Le journal officiel du 21 avril 2001 publie la déclaration de la dissolution de la société de gymnastique la Patriote. 

Peut-être aussi est-ce mon expérience d’entraîneur d’haltérophilie qui m’a rendu sensible au charme, oui, pour moi le mot n’est pas exagéré, de ce vénérable bâtiment, aux proportions si modestes face à l’imposante salle omnisports  construite à côté de celle-ci. J’ai fréquenté de telles petites salles, à Morteau, à Ornans, il y a quelques décennies, où des moniteurs grisonnants enseignaient leur art à la jeunesse locale. Je me serais bien vu dans un tel emploi, à la Salle de la Patriote, montrant arraché et épaulé-jeté à des jeunes gens appliqués et motivés. Mais là, il s’agit juste d’une rêverie comme j’ai coutume de m’y laisser aller. En admettant même que la salle soit disponible certains soirs, que le sol soit assez solide pour encaisser le choc des barres d’haltérophilie chargées à 100 kilos et plus tombant lourdement après avoir été levées, je sais bien que personne ne viendrait partager mon innocente manie. 

Les temps changent, les modes passent, et il y a tellement d’autres façons d’exercer son corps qui sont à la disposition des Seloncourtois, il n’est que de parcourir les allées de cette exposition pour voir que l’on peut passer de la gym au foot, du tennis de table au karaté, du skate board au BMX, et j’en oublie plus que j’en cite. 

Morte donc la Patriote, la société, mais non notre salle de gym. En 1970, après délibération du conseil municipal, le gymnase avait été ouvert aux entraînements de la Jeanne d’Arc, qui, elle, compte de très nombreux adhérents et adhérentes, et c’est bien qu’il en soit ainsi. Tout naturellement, les scolaires utilisent ce lieu qui est à dix enjambées de leur école. Mais là, plus la peine de rêver, il vous suffit d’ouvrir les yeux, pour voir la vieille salle vivre et se rendre encore utile, n’est-ce pas Hélène… Et, permettez-moi cet innocent jeu de mots dans le style de l’almanach Vermot, si, il y a un siècle, c’étaient les futurs Pioupious qui s’alignaient devant leur moniteur, maintenant ce sont des poussins et poussines qui viennent faire des roulades sur les tapis.

Peut-être, un jour, des règlements d’hygiène et de sécurité draconniens jugeront-ils que le local n’est plus aux normes, et qu’il ne faut plus l’utiliser en tant que tel. J’espère qu’un tel jour n’arrivera jamais, mais si cela arrivait, je me plais à penser que le vieux bâtiment servirait alors de salle d’exposition, de salle de spectacle comme jadis, et qu’il rejoindrait, j’espère que le propos ne vous semble pas sacrilège, son aînée, la vieille église, dans le patrimoine historique de Seloncourt, et dans le cœur des Seloncourtois. Mais, en attendant, j’espère que, lorsque vous emprunterez le rond-point central de notre petite ville, vous ne regarderez plus du même œil le pignon aveugle vêtu de lierre, les hautes fenêtres des côtés, et les vieux murs qui se reflètent dans les eaux du Glan. 

François Hegwein